Fauteuil Tatiana

Fauteuil Tatiana

mardi 17 janvier 2012

Texte de Simone FRANGI


Simone Frangi

BARUCH


Pour décrire le travail  de Marion Baruch on peut remonter à l'idée de Heidegger que la philosophie occidentale a produit un "oubli de l'être" et a toujours privilégié le travail sur les entités, en essayant de neutraliser ce tissu relationnel et potentiel qui lie les entités mêmes et duquel les entités émergent.  Les actions et les interventions de Baruch cherchent à égaler cette démarche critique, en remontant à cet élément horizontal qui soutient la réalité, et qui reste pourtant insaisissable.
Dans cette perspective, Baruch éveille de leur état d’abandon des masses de chutes de tissu qu’elle collecte devant les ateliers de création de mode à la fin de leur journée de travail. Il s’agit de déchets ultimes, passifs et désertés, qui, réunis dans de gros tas hétérogènes, se transforment en zones d'empilement et de prolifération. Ces configurations d’empiètement apparaissent comme animées par une nouvelle générativité surgissant de la puissante relation entre les débris: les déchets de la production industrielle de vêtements sont en fait libérés de leur fonctionnalité habituelle et de leur subordination au corps fini pour récupérer leur consistance textile originelle en tant que matière libre et fluide.
Les morceaux déstructurés sont donc reportés à leur existence brute et ils sont en même temps chargés d’une nouvelle tâche car ils deviennent les véhicules d'un faire commun qui est le reflet de notre inscription dans un horizon partagé plutôt que dans une hiérarchie d'identités. C’est cette transformation à rebours qui fait déclencher le processus artistique de la relation dans la mesure où la vraie friction de l’œuvre de Baruch est la participation à sa construction et à sa déconstruction. Les piles de chutes ne sont pas des formes installatives simples: elles sont plutôt progressives, transformatives car elle sont soumises à une manipulation constante, et par plusieurs mains, qui les rend presque organiques. La communauté qui se forme autour et au coeur de ces accumulations vivantes ne se borne pas à l’observation et ne se saisit qu’à travers le geste d’entrecroiser des brins d’étoffe : dans l’action de produire des ronds de ficelle, des tresses à deux ou des tresses à trois, des nœuds simples, des nouets, et une infinité de liens possibles déjà présents virtuellement dans la texture chaotique des piles de chutes.
Le choix des matériaux de travail informes - qui s’apparentent à des totalités déchirées et dispersées mais toujours prêtes à s'organiser - n'est jamais de nature métaphorique. La présence débordante de bouts de tissus est l’incarnation même de la question relationnelle par quelque chose qui est à la fois l’entrelacs d’une pluralité morcelée et la marque de cet entre deux qui rend possible non seulement la distance mais aussi, et surtout, le lien. La démarche artistique de Baruch repose sur une recherche permanente et continue qui vit du nomadisme constitutif de la matière avec laquelle elle opère : une matière gyrovague, vagabonde et qui a une tendance à s’infiltrer, à parasiter ses manipulateurs et à se propager en extensions. Les emplacements de tissus sont en l'occurrence l'application in situ d'un dispositif de mise en relation: Baruch intervient de cette manière sur des agencements spatiaux existants en questionnant les rapports de force entre les individualités en jeu. L'interférence déclenchée par les ramifications textiles qui occupent les ambiances cherche à mettre en évidence cet espace vitale qui noue de façon interstitielle tout ce qui est positionné dans un espace (objets et vivants).
La stratégie artistique de Baruch correspond à l’écriture d'une partition générale qui nécessite d’être rectifiée en permanence par une multiplicité d’acteurs jusqu'au moment où l'auteur et les intervenants successifs deviennent indéterminables. C’est pour cette raison que le dispositif relationnel de Baruch ne peut pas relever du domaine de l’objet puisque on ne le produit pas mais qu’on en fait l’expérience. Une expérience où l’achèvement de l’œuvre correspond à sa fragmentation, à sa dispersion et à sa circulation clandestine.

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